Claude Demarigny | Faut se méfier
ELLE- T’as entendu ?
LUI- Non, quoi ?
– Ben, on a frappé.
– Frappé ? T’as l’oreille fine, toi.
– Y a intérêt, par les temps qui courent.
– Bouge pas. Je vais voir.
– Regarde par le judas.
– Y a un mec.
– Un mec ?
– Oui, un mec.
– Et ben dis comment il est.
– Comment ça ?
– Ben oui. Il ressemble à quoi ?
– Je sais pas. Il est plutôt petit, pas très grand.
– Non mais, c’est pas ça la question. C’est un beur ?
– Non, je crois pas.-
– C’est pas un black non plus ?
– Non, ça, je te l’aurais dit tout de suite.
– T’es sûr que c’est pas un bougnoul ?
– Pas vraiment.
– Ça veut rien dire pas vraiment. Ses yeux, quelle couleur ?
– Couleur…marron…plutôt clair.
– Et ses cheveux ?
– Châtain…
– Clair ou foncé ?
– Plutôt clair..
– C’est pas un gitan. N’empêche que t’es pas net, toi. Laisse moi regarder.
– T’approche pas trop, on sait jamais.
– Oh, c’est un juif celui-là. Fais gaffe.
– Retourne te cacher, je vais lui parler.
– Ils sont salauds quand même. Ils te laissent pas chez toi, tranquille. Faut qu’ils te harcèlent. Des bêtes. Des loups. Mais pourquoi on en est arrivé là ?
– T’inquiète. Je m’en charge.
(On frappe )
– Qu’est-ce que vous voulez ? Quoi, la voiture ? Laquelle ? La Renault...oui…Vert foncé ? Oui, enfin pas trop foncé… Quatre portes ? Oui, enfin plutôt cinq , avec le hayon…Ah, c’est bien ça… Et vous êtes sûr que c’est la mienne ? Non, vous me demandez à moi si c’est bien la mienne, oui, évidemment…
Et qu’est-ce qu’elle vous a fait cette voiture ? Elle ne vous a rien fait. Rien. Alors qu’est-ce que vous venez chercher ici ?... Vous m’avez vu , monter dedans, tous les matins, et rentrer le soir. Non mais dites donc, vous n’avez pas fini de m’espionner ? Tu entends, maman, il sait où on habite, il sait qu’on a une Renault vert-foncé avec un hayon, et il vient frapper à notre porte après huit heures.
– Fais attention, mon chéri, tu sais qu’il y a des pédophiles jusque dans le clergé et que les enfants mitraillent leurs professeurs, alors ton manouche…
– C’est pas un juif ?
– Je sais pas mais fais gaffe, je te dis.
– Bref, vous voulez quoi, vous ? Hein ? parlez plus fort. Plus fort !… Quoi ? Mes phares ? Mes phares allumés ? Oh, alors le truc, il est gros comme ça ! T’as entendu ? C’est dingue. Mais pour qui il nous prend. Tu crois ça, toi, chérie, que les phares sont restés allumés ?
– C’est un truc pour te faire sortir avec les clés et te piquer la voiture
– T’as raison, maman. Ou alors , c’est pour que j’ouvre la porte et qu’il se glisse chez nous et qu’il nous vole tout.
– Ça aussi, c’est possible avec ces métèques. Demande lui donc où il est né.
– Tu rigoles ou quoi ?
– Si vas-y on va se marrer.
– .. Où ? A Quimper ! Vous vous foutez de nous. C’est un scandale de se moquer des bretons. Et d’abord, comment vous savez- qu’on est bretons ? Ah oui, l’écusson sur la voiture…Et vous, pourquoi vous êtes breton.?…Vous ne pouvez pas être breton . Un breton ne sonne pas d’un air louche à la porte d’un inconnu pour lui dire que les phares de sa voiture se sont mystérieusement allumés justement le jour où ma femme n’a pas trouvé de citrons verts pour le punch du samedi soir…
– Arrête, lui raconte pas ta vie. Des gens comme ça, ils s’introduisent avec des gentillesses et après tu peux plus t’en débarrasser. Faut se méfier…Qu’est-ce qu’il dit ?
– Il dit qu’il n’en a rien à foutre et que si ça m’amuse, je n’aurai plus de batterie dans moins d’une heure.
– Alors là, il fait fort. C’est gros comme un camion. Tu vas quand même pas aller voir.
– Tu crois ?
– Evidemment.
– Explique.
– Mais enfin, réfléchis : tu sors comme un gros benêt pour éteindre les phares de la voiture et eux, ils sont là, et toi, tu fais quoi ?
– Je vais sortir.
– Paul !!!…
– Je vais sortir et tu vas me couvrir.
– Hein ?
– Je sors, tu fermes à double tour. J’avance. Tu te mets derrière la fenêtre, téléphone en main. Les doigts sur le 17.
– Paul. Ne fais pas cela
– Il le faut : la batterie.
– Paul, embrasse-moi.
– Jeanne ! … Jeune homme. Je vais ouvrir la porte. Reculez de cinq pas. Vous m’entendez ? …Non…Ce n’est pas drôle…arrêtez de rire…Je vais ouvrir. J’ouvre. Reculez. Merci. Je suis armé. Pas de faux mouvements. Reculez. ..Vous donner la main ?….Vous remercier ?... mais de quoi ?..Ne plaisantons pas. Ma femme est en liaison directe avec la police…Elle a tort ? Peut-être. Mais avec tout ce qui arrive de nos jours. Vous ne regardez pas la télé ?.Alors vous ne savez rien… moi, je sais ce qu’il se passe, là-bas, ailleurs, partout…Pas ici ?.. Et pourquoi pas ici ?…C’est ce que vous croyez. Et le hold-up de ma voiture, vous trouvez que c’est rien ? Qu’est-ce qu’elle va me rembourser l’assurance. Des brèmes… les assurances, les banques, la mondialisation, les fonds de pension, tout cela, suffit de voir la télé,…Merde, mes phares, la batterie ! …Quoi ?…Vous avez un chargeur. C’est un traquenard ça encore ? Non ?…C’est vous qui le dites ! Et ben non, j’en veux pas de votre chargeur. Et si on se rencontre, on s’est jamais vus. Bonsoir monsieur Personne. Et ne me suivez pas.
– Paul ! Reviens, reviens vite, rentre !… Papa, rentre vite !.
– Jeanne…La batterie !
Claude Demarigny, mai 2002 – Gometz-le-Châtel.
Retrouvez ce texte dans le recueil La plus grande pièce du Monde - ed. Des Amandiers